Dans quel paysage le spectateur de tel tableau d’Emile Bernard, peint en 1892, voyage-t-il ? « Les falaises d’Yport », nous dit son titre. Mais le regard nous apprend tout autre chose. Les rochers s’étirent en courbes vertigineuses et semblent danser, leurs parois s’éclairent d’un rose contrastant avec les bleus et les verts sans modulation de la mer, une vache rouge et la robe d’une paysanne font des taches vives sur la teinte jaunâtre de la prairie. Le regard tangue et ondule au rythme des lignes, la perception vacille au seuil d’une autre réalité. Car ces déformations linéaires et ce chromatisme artificiel n’appartiennent pas au fragment de nature représenté : ce sont les apparences d’un paysage intérieur, modifiées par la production d’états de conscience différents. Un monde que les nabis ont exploré par les voies de l’ascèse personnelle, en un cocktail neurologiquement explosif de piété traditionnelle et de religiosité déviante, de théosophie et d’occultisme. Laissons là les discrétions de l’historiographie courante : les nabis sont d’authentiques psychonautes, ils forcent les portes de la perception avec la clé de la mystique et débouchent sur un monde intérieur transfiguré par la danse des lignes et la vibration des énergies chromatiques. Appartenant à une époque, celle de Taine, de Souriau et de Bergson, qui a posé la question de la perception sous les catégories de la suggestion et de l’hallucination, ils établissent leur pratique de l’art au nombre des méthodes extatiques capables de conduire le spectateur vers d’autres niveaux de conscience et de le connecter aux forces vibrionnantes qui l’entourent. Pour ces visionnaires, perceptions quotidiennes, représentations mentales et images du rêve ou de l’hallucination ne sont pas des phénomènes contradictoires, mais différents degrés d’une même réalité sur laquelle l’œuvre ouvre des fenêtres inédites.
Paul Sérusier, pas plus qu’Emile Bernard, n’a réellement peint la Bretagne, mais les paysages intérieurs de son propre syncrétisme : une terre de mystère où chaque arbre et chaque rocher dissimule une divinité, païenne ou chrétienne, une terre de rêve où se déroulent les processions et les rites de cultes inassignables à aucun dogme. Les roches aux formes suggestives de Georges Lacombe décrivent un monde primordial, figé en un stade reculé de sa formation. Les représentations de Maurice Denis ont beau témoigner d’une religiosité plus orthodoxe, leurs moyens ne sont pas moins suggestifs : le rythme et l’arabesque, la couleur et la lumière sont savamment mesurés pour nous accorder à l’état intérieur de l’artiste, au nom d’une conception hautement active — et même psychoactive — des composants abstraits de la langue visuelle. Car lignes, formes et couleurs se révèlent mystérieusement connectées à nos circuits neuronaux, à nos centres du plaisir et du déplaisir, et transmettent ce que le critique symboliste Albert Aurier appelait l’« influx » et le « rayonnement sympathique » ressentis à la vue de l’œuvre. Mystique et hétéromane, c’est-à-dire doublement équipé pour le voyage intérieur, Charles Filiger situe ses propres figures d’anges et de saints dans des paysages que l’on dirait radiographiés, où des plages de couleurs aux contours échancrés dressent le relevé des centres d’intensités variables qui sourdent des tréfonds de la nature. Dans ses Notations chromatiques, qui le mènent aux confins de l’abstraction, masques mystiques et architectures célestes sont pris au centre de structures kaléidoscopiques proliférantes, où la distribution systématique des formes et des couleurs reflète un ordre supérieur. Avec ses solides géométriques flottant dans un cosmos nébulaire, le tableau Les Tétraèdres de son ami Sérusier remplit un objectif similaire : révéler la structure universelle de la matière — puisque dans le cadre de la « chimie occulte » dont se réclamait le « nabi à la barbe rutilante », le tétraèdre est la forme primordiale, la brique élémentaire de la vie, à partir de laquelle toute la diversité des formes peut être engendrée. Fascination pour les origines, quand « s’éveillait la vie au fond de la matière obscure », et science où se démêlent mal évolutionnisme et ésotérisme, nourrissent pareillement les visions d’Odilon Redon, le « prince du rêve ». Les abîmes de ses Noirs sont habités de créatures fantastiques et d’êtres hybrides, décrits par Joris-Karl Huysmans, en termes empruntés à la microbiologie, comme « d’indécis infusoires, de vagues flagellâtes, d’inexacts monériens, de bizarres protoplasmes », et font remonter à l’observateur la mémoire archaïque de l’évolution — une mémoire peut-être encore contenue dans les circonvolutions les plus profondes de son système nerveux central.
Quels seraient aujourd’hui les représentants d’un tel art visionnaire, les adeptes actuels du voyage intérieur comme moyen de manifester la connaissance intime du monde extérieur ? En voici au moins deux : Vidya Gastaldon et Hugues Reip. Leurs œuvres ne se ressemblent pas, leurs techniques et leurs modes d’expression diffèrent radicalement, mais leurs moyens d’investigation ne sont pas sans parenté. A l’exemple de Redon, le psychonaute d’aujourd’hui s’appuie sur une observation du vivant poussée jusqu’à l’hallucination, afin d’y découvrir les voies d’accès au monde intérieur. Dans The Stage, Reip met en scène les rêves d’un autre artiste, Joseph Cornell, tels que ses notes, récemment publiées, permettent de les connaître. L’œuvre se voudrait donc comme le théâtre de l’esprit du fameux surréaliste américain, créateur lui-même de nombreuses petites boîtes scéniques proposant d’oniriques associations d’objets. Mais ce théâtre mental condense aussi toutes les composantes caractéristiques de l’imaginaire de Reip : cristaux, fossiles, images du cosmos et des profondeurs souterraines ou abyssales. Reip est un observateur-né, collectionneur de minéraux et confectionneur d’herbiers qui stimulent une imagination transformiste, où ruptures d’échelles et rencontres formelles inattendues produisent de puissants effets de déréalisation — tels que ceux qui sont à l’œuvre, par exemple, dans Les Cailloux. Les abysses sont riches de formes inconnues, une goutte d’eau contient un fourmillement d’unicellulaires, les spores voltigent invisibles dans les courants de l’atmosphère, le microscope donne accès à un monde parallèle. La nature engendre sans cesse des formes déroutantes que le psychonaute assimile à celles de ses fantasmes. Avec Deep Night Music, Reip plonge à son tour le regard dans les eaux profondes et en rapporte des organismes qui doivent autant à Öyvind Fahlström, sa source avouée, qu’à Redon. Leur mode de fabrication traduit la nature composite de ces visions : chacun de ces petits êtres résulte du rapprochement de macrophotographies de cailloux, d’insectes ou de crustacés, détourées et imprimées sur des feuilles d’aimant, pour recomposer une faune fantastique dont les éléments semblent pouvoir s’échanger à tout moment. Comme l’affirmait Timothy Leary, les psychotropes sont à la psyché ce que microscopes et télescopes sont à la vue ordinaire : de puissants moyens d’accéder à d’autres plans de la vision. Les champignons hallucinogènes de Mushbook, collés dans un exemplaire de Nova Express de William Burroughs, sont peut-être les agents actifs de ces œuvres de Reip, sculptures, dessins, vidéos, qui inventent en permanence de nouvelles métaphores du monde organique. Depuis la fin des années 2000, l’artiste s’est lancé dans la réalisation de séries de dessins qui rapprochent une foule de formes animales et végétales dont le bariolage contraste avec les fonds obscurs. Une multitude de souvenirs assaille l’observateur qui, des radiolaires de Haeckel aux enroulements des plantes de Blossfeldt, revisite l’histoire de l’illustration scientifique, à travers une conscience à la fois précise et délirante. Ces pages semblent être le déversoir largement spontané d’une immense mémoire d’images recombinées selon les lois d’un univers parallèle et qui ébauchent, à coups d’associations d’idées visuelles et d’enchaînements formels, le tableau visionnaire d’une autre histoire naturelle, dont le cours aurait été infléchi par d’imprévisibles évolutions.
L’instabilité métamorphique des combinaisons naturelles est une des premières observations que les psychonautes rapportent de leurs plongées vertigineuses. Le « Vydyarama » est défini par son auteur comme un enchâssement de mondes dans d’autres mondes. Il se compose de paysages psychiques d’une telle variété et d’une telle immensité que l’on pourrait passer sa vie à les visiter. Vidya Gastaldon les engendre dans une profusion et avec une facilité qui déconcertent : ils semblent lui couler des pinceaux. La matière (que ce soit dans ses aquarelles ou dans les tableaux, plus récemment apparus) est d’ailleurs aussi légère et fluide qu’il se peut. Elle entraîne le spectateur dans les soubresauts d’un monde inchoatif, auquel des forces diversement manifestées sont sur le point de donner forme. Tous les règnes de la nature s’y mêlent, ainsi que les milieux : air, terre, eau et feu. Les montagnes sont liquides, les nuages prennent corps et figure, des flammes dansent sur les océans. Le paysage est réellement intérieur : il prend des apparences viscérales et se transforme en un immense ectoderme bourgeonnant de cellules nerveuses toutes neuves et prêtes à décharger — le paysage, dans certaines feuilles, est même visiblement et très explicitement un cerveau. Gastaldon peuple cet univers de saints débonnaires et de monstres rieurs, de figures du panthéon hindouiste et d’autres divinités de diverses provenances — y compris celles dont la culture populaire a plus récemment colonisé nos imaginaires. L’artiste est une authentique dépositaire de l’enseignement des philosophies orientales, qui forment depuis longtemps le fond commun de sa pensée et d’une bonne partie de son existence. Elle y ajoute les traditions alchimiques, théosophiques et gnostiques en un syncrétisme qui n’est pas sans faire penser à celui des nabis et d’Odilon Redon (que son ami et mentor, le botaniste Armand Clavaux, avait initié aux textes védiques). Eux aussi, à l’instar du curieux Ranson, avaient associé dans une même vision, plus théosophique qu’œcuménique, le Christ et le Bouddha. Sa Tentation de Saint Antoine reconduit quant à elle l’un des motifs pluriséculaires de l’art hallucinatoire, autour duquel Flaubert et Redon ont échangé bien des visions. Sa Sorcière est une lointaine descendante de celles de Ranson et officie dans un bois sacré que l’on pourrait croire tiré de certains tableaux nabis. Ses Tétraèdres, et leurs équivalents bidimensionnels, les tétragrammes, font écho à ceux de Sérusier, et l’ordre cristallin qu’ils signifient sanctifie les paysages cosmiques qu’ils dominent. Le motif de l’œil, cher à Redon, devient chez Gastaldon le centre génératif de nouvelles métamorphoses dont cet organe hypertrophié sera le premier contemplateur. C’est l’œil de la Création, celui dont se dote la nature pour devenir consciente d’elle-même, au milieu des énergies corticales et des explosions neurologiques traduites par la couleur fluidifiée et la ligne aérienne de l’artiste : le spectacle cosmique est dans votre cerveau, l’œil est l’organe qui en libère la transe. Car entretemps, l’artiste a connu ce qu’elle nomme son « épiphanie lysergique », celle qui fait du cerveau un organe extatique connecté à la danse perpétuelle des particules élémentaires : « Je suis transformée en confettis. Je suis moins que de la poussière, des bosons X de lumière et simultanément pleins d’un vide tout noir, remplis d’énergie. Dans une désintégration totale du moi psychique et physique, je deviens le cosmos. » Avec elle, l’hypothèse de l’œuvre comme produit d’une perception assimilable à l’hallucination n’est même pas une question — elle a force de réalité, dans la mesure où, comme le dit l’artiste : « Si je dessine ou réalise ces choses, c’est parce que, dans un sens, je les ai vues ! »
Reip et Gastaldon sont d’une certaine manière deux rejetons de l’ère psychédélique, au sens de ce que le vidéaste Jud Yalkut expliquait : « Toute chose présentée comme une œuvre d’art, qui fait sentir à l’esprit, aux émotions, aux sens, ne serait-ce que fugitivement, ce que peut être l’étendue de la conscience, peut être qualifiée de psychédélique. » Pour le psychonaute, l’adjuvant chimique est superfétatoire : les œuvres sont elles-mêmes des substances psychoactives au contact desquelles le spectateur peut vivre des états de conscience modifiés. Le rapport à l’œuvre d’art est un rapport hallucinatoire, la contemplation esthétique est une sorte d’hypnose, le regardeur est sous emprise de l’œuvre faite pour capter l’attention et la projeter dans de nouvelles dimensions. A tous les psychonautes : bon voyage.
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