Avec les deux versions de White Spirit (respectivement 2005 et 2009), qui organisent un défilé circulaire de fantômes de cartoon derrière un écran translucide, Reip aura donné une des versions contemporaines les plus suggestives du théâtre d’ombres, dont celui du cabaret du Chat Noir avec ses silhouettes découpées dans le zinc, créées par Henri Rivière ou Caran d’Ache et toujours conservées au Musée d’Orsay, constitue l’antécédent historique le plus célèbre. La silhouette est un procédé souvent convoqué dans les dispositifs de l’artiste, comme on l’a encore vu avec les images détourées de The Stage (2009) qui mettent en scène les rêves de Joseph Cornell tels que celui-ci les a décrit dans plusieurs séries de notes récemment publiées (1). The Stage se voudrait donc comme le théâtre de l’esprit du fameux surréaliste américain, lui-même créateur de petites boîtes scéniques proposant d’oniriques associations d’objets, mais on y reconnaît aussi la plupart des composantes de l’univers reipien : minéraux, fossiles, monde des profondeurs souterraines et abyssales, dont il faudra montrer en quoi il caractérise souvent l’imaginaire archéomoderniste et son attrait pour les espaces matriciels. Mais Reip est surtout l’auteur actuellement le plus prolifique et le plus inventif de ce que l’on serait tenté d’identifier comme un « archéocinéma ». Ses films d’animation n’ont cessé d’étendre leurs références à des moments toujours plus anciens de l’histoire du « septième art » — qui reçut son sacre, faut-il le rappeler, par la faveur et la ferveur d’une des grandes figures du haut modernisme, l’écrivain et poète Riciotto Canudo. Dots (2004) est un hommage avoué au film éponyme de Norman McLaren, qui date de 1940 ; The Halo (2000) est une installation de moniteurs diffusant la lumière et la bande sonore émise par le film synesthésique de Oskar Fischinger, Allegretto (1936) ; et les sept photographies de Buster (1997) témoignent de l’attirance de l’artiste pour la figure du grand acteur et réalisateur américain, Buster Keaton. L’un des derniers films de Reip est un hommage revendiqué au prince de la fantaisie, Georges Méliès. Fantaisie, réalisé en 2008, ouvrait cette année-là l’exposition consacrée au grand précurseur par la Cinémathèque française, dans les collections de laquelle l’artiste a puisé la matière visuelle de son film, de nombreux dessins de décors naturels et fantastiques (mais il est vrai que même le naturel devient fantastique avec Méliès). Roches titanesques, profils déchiquetés de crêtes lunaires, champignons démesurés et flore inquiétante de vitalité se superposent et s’animent en tableaux oniriques, traversés de crânes et de squelettes, d’astres flottant ou de poissons volants. Espaces et temps s’y succèdent avec le décousu des rêves, grâce à une technique de glissement parallèle des images qui s’apparente à celle des coulisses déroulantes en faveur dans les studios de la haute époque du cinématographe (2). Il en résulte une impression presque contradictoire de grand raffinement visuel et d’évidence dans l’illusion, où se révèle un état d’esprit envers la création qui n’est peut-être pas si loin de celui du haut modernisme dans sa confiance aveugle envers les artifices les plus naïfs.
Ces mêmes effets exhaussaient déjà La Tempête (2007) au niveau d’une grandiose rêverie cosmique. Car la fantaisie visuelle s’y met au service d’un véritable récit de la création du monde, où se reflète l’attrait typique de la sensibilité rétrocipative pour les origines. De fait, selon Giorgio Agamben, la clé du moderne n’est-elle pas « cachée dans l’immémorial et le préhistorique » (3) ? Si tel est le cas, l’archéomodernisme dans sa démarche réflexive est donc bien fondé à étendre ses investigations en direction de ces lointains temporels. Le film de Reip s’ouvre sur une image de nébuleuse qui se dissipe en faisant émerger des paysages primordiaux sur lesquels tombent les éclairs et la pluie du Déluge. Le défilement de leurs horizons minéraux fait d’abord ressentir l’implacable sédimentation des temps géologiques. Puis se succèdent aux premiers plans des végétaux de plus en plus fournis, des étendues d’eau de plus en plus larges, jusqu’à composer le décor d’un éden disparu, où tombe le rayon vertical de la lumière primordiale, où passent en dignes ondulations l’ombre translucide des méduses et, dans la pénombre des grottes matricielles, la gelée des micro-organismes primitifs : on croirait assister à l’émergence de la vie. Ces images ont une force d’évocation qui nous est étrangement familière : c’est celle des documents scientifiques auxquels nous pouvons avoir été confrontés en bien d’autres occasions et sur lesquels les archéomodernistes se penchent avec un intérêt que trahissent leurs œuvres. Dans La Tempête, les films de Jean Painlevé et la gravure du XIXe siècle semblent constituer mieux que des sources d’inspiration : les exemples d’un savoir visuel qui ne dédaigne pas la puissance imaginative du regard. La succession des tableaux de La Tempête fait ainsi irrésistiblement penser à celle des planches de Riou qui, de la nébuleuse primitive à l’apparition de l’homme, décrivent le paysage de chaque grande ère géologique dans le livre de Louis Figuier, La Terre avant le Déluge (1864) (4). L’oiseau qui apparaît dans le ciel de la « vue de la terre pendant la période oolithique supérieure » ne ressemble-t-il pas à celui qui accompagne le spectateur pendant une bonne partie du film de Reip ? Les Rétroprojections (2007-2008) de Grasso, quant à elles, sont les agrandissements sérigraphiques de gravures issues des ouvrages de l’astronome Camille Flammarion, illustrant des phénomènes naturels tels que passage de comètes, éclipses, aurores boréales, des phénomènes optiques observés en haute atmosphère par les premiers aérostatiers, et, là encore, des paysages du « monde avant la création de l’homme » (5). Les subtiles stratégies perceptives demandées à l’observateur par leur surface argentée est aussi une métaphore du regard fouillant dans le temps stratifié de ces images, que leur auteur voit comme des reflets du passé adressant leurs signaux en direction du futur. Notre présent y contemple, avec un émerveillement intact, ces témoins d’un moment de la formation de la conscience moderne où la représentation était un outil scientifique et une composante à part entière de la poursuite poétique du savoir.
Ce ne sont donc pas seulement des formes, des thèmes ou des motifs que s’approprie la démarche rétrocipative, c’est aussi le tour d’esprit d’une épistémologie datée qui imprime sa marque bien reconnaissable, celle des « contemplations scientifiques » à la Flammarion. Dans Parallel World (2009), Reip aligne les fleurs sèches de son herbier contre un décor lunaire emprunté au livre magnifique de l’astronome et illustrateur Lucien Rudaux, Sur les autres mondes (Larousse, 1937). La démarche taxinomique (6) y rencontre la capacité visionnaire de ces dessinateurs — dont Rudaux lui-même — qui s’étaient plu à donner forme visuelle aux spéculations de leur maître Flammarion sur les paysages des autres « terres du ciel » (7), en inventant une exovégétation à laquelle Reip donne une actuelle descendance. Cette flore fantastique fleurit parfois au milieux de collections de minéraux (Les Cailloux, 2007) qui font aussi penser aux fabuleux décors du monde des Sélénites imaginés par l’inventeur d’effets spéciaux Ray Harryhausen pour le film de Nathan Juran, First Men in the Moon (Columbia, 1964) (8). Il y a du Ernst Haeckel autant que du Fahlström dans Deep Night Music (Hommage à Oyvind Fahlström) de 2007, une collection de micro-organismes marins découpés dans des plaques aimantées et collées sur un fond de tôle bleu profond. Une grande photographie couleur de 1995, Fourth Upside-Down Tree, qui prolonge la série homonyme de Robert Smithson (1969) — référence entre tous aux yeux d’une génération actuelle, non pas de ce que l’on a cru être la postmodernité, mais de l’approfondissement du lien le plus secret entre l’archaïque et le moderne — dévoile une autre source de ce goût naturaliste pour la botanique et la cristallographie. La référence conviendrait aussi bien à certaines images de Stéphane Magnin où la structure du cristal se relie à l’ordre cosmique (9), ou encore aux « noirs » (comme on dit les « noirs » d’Odilon Redon) de Didier Rittener, où l’accrétion du graphite s’ajoute à la croissance des motifs cristallins pour suggérer puissamment la sédimentation des temps géologiques. Sans doute ces artistes souscriraient-ils aux raisons exposées par Reip pour expliquer leur attrait envers les images de structures naturelles : « Ces déclencheurs permettent de faire reposer l’abstraction sur une autre instance qu’elle-même, de lui donner une raison physique ou narrative d’être . » (10).
(1) Catherine Corman (ed.), Joseph Cornell’s Dreams, Exact Change Press.
(2) Dans Le Temps retrouvé (1999), où la célèbre lanterne magique du jeune Proust tient d’ailleurs un rôle central, Raoul Ruiz recourt lui aussi à cette technique dans certaines scènes évocatrices de la mécanique du souvenir, notamment celle du concert au « bal des têtes » à l’hôtel de Guermantes. Par ailleurs, on n’en finirait pas de citer les œuvres cinématographiques qui ont récemment fait allusion à la lanterne magique et aux jeux optiques du précinéma ; le sujet est aussi ancien que l’art puisque dans La Lanterne magique (1903), Mélies met au centre de sa narration un de ces objets qui projette… un film ! On ne saurait mieux que par cette mise en abyme (la première du genre ?) confirmer le lien génératif entre la lanterne et le cinématographe.
(3) G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot & Rivages, 2008, p. 35.
(4) J’en ai proposé le rapprochement dans l’exposition et le catalogue Cosmos. En busca de los orígenes, de Kupka a Kubrick, Santa Cruz de Tenerife, Tenerife Espacio de las Artes / Madrid, El Umbral, 2008.
(5) Pour reprendre le titre de l’un des plus fameux ouvrages de Flammarion, Le Monde avant la création de l’homme, Paris, Marpon et Flammarion, 1886. La série des paysages primordiaux a été montrée par Grasso à l’occasion de l’exposition « Cosmos. En busca de los orígenes, de Kupka a Kubrick » au TEA de Santa Cruz de Tenerife en 2008.
(6) Voir à cet égard les séries de minéraux et d’insectes conçues par Reip pour les livres-concept de Pierre Denan, 2860 Grams of Art (M19, 2007) et 2870 Grams of Art (M19, 2008).
(7) Cf. C. Flammarion, Les Terres du ciel, Paris, Marpon & Flammrion, 1884, avec notamment les illustrations de Fouché et Motty ; et C. Flammarion, Lumen, Paris, Flammarion, 1887, avec celles de Rudaux.
(8) Inspiré par l’ouvrage de H.G. Wells, le film met en scène une expédition lunaire avec les moyens de la technologie victorienne, ce qui n’est pas sans produire de curieux effets de futurisme à rebours.
(9) Je pense à la très suggestive série publiée dans P. Denan (dir.), 2860 Grams of Art, op. cit.
(10) Hugues Reip à Paul Sztulman, dans : « Conversation », Hugues Reip, Arles, Actes Sud / Altadis, 2005, p. 15.
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