1. Les fantômes dans la maison (Yvonne fait son cinéma)
“Un cinéma ambulant vient d’arriver sur la place du village, et la jeune Yvonne voudrait bien assister à la séance qui doit se dérouler à la nuit tombée. Son père refuse ; il faut qu’elle aille se coucher. Détournées par un jeu singulier de réflexions successives, les images du film projeté atteignent pourtant les murs de la chambre où Yvonne est cloîtrée. Ces étranges visions la terrifient, car elle croit voir les fantômes”, tel est, selon un résumé de Pierre d’Amerval et Jean-François Rauger(1), le scénario d’un curieux film de 8 mn, réalisé par Louis Z. Rollini en 1914, et intitulé “Y a des fantômes dans la maison”. Des multiples lectures possibles de ce récit, nous n’en retiendrons que certaines d’entre elles en ce qu’elles instruisent un rapport singulier avec l’œuvre d’art et sa production. En effet, à travers cette fable, se manifeste un des récits fondateurs de l’image, mais aussi de l’art moderne dans son ensemble(2), en tant qu’il se distingue et se différencie de cet autre récit fondateur que constitue, pour la peinture classique, celui de la “Caverne de Platon”.(3)
Ce qui donnait corps à l’image, au sein de la caverne de Platon, se tenait dans le feu et la flamme, dans l’opacité du mur et dans l’œil du personnage enchaîné, mais surtout dans le passage des porteurs. Ce qui donne corps à l’image, dans la chambre d’Yvonne, se tient, bien sur, dans le projecteur de cinéma et la pellicule du film, dans l’opacité du mur et dans l’œil effrayé d’Yvonne, mais surtout dans le faisceau lumineux qui porte en lui-même l’image, et lui apporte toute sa substance et ses qualités. Et ce faisceau lumineux ne semble plus avoir besoin ni de l’espace ni d’un support pour exister(4) mais simplement d’un bouleversement de matière que lui procure, d’un côté l’ampoule électrique, de l’autre une succession de lentilles optiques. Il ne s’agit donc pas là de la simple évolution de l’énergie naturelle du feu à celle artificielle de l’électricité, du passage de l’énergie des fluides et des flammes à celle des particules en mouvement – par ailleurs l’architecte Massimiliano Fuksas n’a cessé, à travers tous ses écrits et toute son œuvre, de souligner le “gap” ou le point de non-retour que contenait cette évolution ou ce soi-disant passage à travers cette maxime devenue célèbre : “ce n’est pas en perfectionnant la bougie que l’on a inventé l’électricité”(5) –, mais d’une rupture fondamentale dans le statut de l’image comme dans celui de l’œuvre d’art, d’un saut presque quantique.
La peinture issue du récit de la “Caverne de Platon”, en maîtrisant l’illusion, se voulait l’imitation la plus parfaite du monde extérieur, presque une duplication du réel ; le monde et l’œuvre d’art après le cinéma(6) sera ce pur événement de lumière, de substance et de matière que devient l’image quand elle est portée et apportée par le faisceau d’un appareil de projection.(7) Et s’il est maintenant convenu de dire que l’art moderne s’est libéré du devoir de ressemblance par l’arrivée de la photographie, il nous reste encore à prendre compte l’arrivée du cinéma, et la suppression des contraintes d’unité de l’espace, de continuité du temps ou de fixité de l’œil, qu’installe le dispositif projectif. La caverne de Platon n’est, en effet, qu’une simple mise en perspective de reflets du réel(8) ; les cauchemars d’Yvonne s’énoncent, eux, comme une savante et déroutante machine de réflexions où l’individu n’est que le spectateur de la naissance d’une image qui lui échappe.(9) Car, si refléter et réfléchir ont strictement la même origine, ils n’ont pas vraiment le même sens ni ne recouvrent le même rapport au réel. L’ombre des porteurs, comme celle de M. le Maudit, appartiennent encore à l’être humain et au mur sur lequel elles se reflètent (elles lui sont, tout du moins, étroitement solidaires) ; les fantômes d’Yvonne n’appartiennent qu’au faisceau lumineux du dispositif projectif qui, en se réfléchissant, les “active” et leur apporte leurs paradoxales qualités d’apparition.
Aussi, à l’instar de cette image portée et apportée par le rayon lumineux d’un dispositif projectif, les artistes après le cinéma vont-ils pouvoir libérer leur regard et leur pensée du système linéaire du reflet pour mieux les projeter, ensuite, dans les pièges de la réflexion qui suit, elle, une ligne brisée qui sans cesse se décompose et se recompose, sans cesse corrige, redresse et ajuste sa trajectoire en fonction de ce qu’elle rencontre. Ils commenceront également très vite à se réfléchir – comme à réfléchir leur œuvre – sur le réel, l’espace et le temps qui les entoure, voire même y inscrire de nouvelles substances et de nouvelles matières, des lignes brisées ou des corrections.(10)
2. Ce qui effraie Yvonne (sueurs froides)
Par ailleurs, la caverne de Platon est encore une affaire de traces, alors que les fantômes d’Yvonne sont le produit d’une complexe construction d’écarts et de prises de distance. Et si “écart” est le palindrome de “trace”(11), c’est bien parce que, contrairement à la trace, l’écart permet aux choses, au regard ou à la pensée de se replier, à se retourner sur lui-même – de se réfléchir, donc. Yvonne est effrayée parce que, dans son esprit, ce à quoi elle assiste ne peut être le film qu’elle aurait dû voir, puisque la séance de cinéma se déroule dans un autre espace et dans un autre temps que ceux de la chambre où elle est cloîtrée. Face à ces images/fantômes, elle n’arrive donc plus à prendre de la distance, à réfléchir et à se réfléchir. Car là où se dirige son regard, ses facultés de perception comme sa pensée sont mises en défaut, presque mises au défi de pénétrer la substance, de penser le sens, de déjouer les effets ou d’interrompre le déroulement de ce qui se tient, là, devant elle. L’œil et l’esprit d’Yvonne sont ainsi plongés dans un état d’impuissance à “vivre” et à comprendre les décalages et les écarts qui génère l’image projetée.(12)
En effet, ce qu’elle croit voir, ce sont les fantômes ; ce qu’elle pense voir, c’est l’incarnation de l’intensité de son désir, la puissance de son imaginaire ou la force de ses cauchemars dans le réel ; ce qu’elle a vu c’est un mirage, c’est le réel qui absorbe si bien la fiction que l’œil et l’esprit ne peuvent plus en saisir l’inscription, la frontière, la jointure, la greffe, le décalage ou l’écart. Si, comme le soulignent Pierre d’Amerval et Jean-François Rauger, “l’inscription du virtuel dans le réel est bien l’une des marques du cinéma moderne”(11), alors la seconde chose que l’art moderne va emprunter à l’image portée et projetée par le faisceau lumineux de l’appareil de projection, c’est justement ce statut d’apparition du virtuel dans le réel qui permet au premier de se renverser dans le second, voire d’entrer en lui comme en con-versation, en con-fusion. Les fantômes d’Yvonne se font ainsi admettre dans le territoire de sa chambre et de son esprit non pas comme de simples leurres ou de banales illusions mais comme de véritables expressions du réel inscrites dans la texture de l’espace et du temps. Et ces expressions du réel se manifestent devant les yeux d’Yvonne selon une qualité, une substance et une matière – ce “grain de réel” qu’a repéré Roland Barthes – autrement plus étranges et captivantes que ce qui l’entoure, même si elles la terrifient.
D’autre part, ce n’est pas un hasard si le cinéma – de toute façon, il n’y a jamais de hasard au cinéma – s’est fait une spécialité du crime parfait, de l’évasion impossible ou du casse du siècle : ils appartiennent à la même famille. Le meurtre, la fuite ou le cambriolage, quand ils atteignent l’ultime degré de la perfection, ne sont-ils pas du virtuel, de la fiction, un récit (et ne parle-t-on pas du scénario d’un assassinat, d’une échappée ou d’un hold-up ?) qui se laissent si bien absorber, si bien digérer par le réel qu’il devient alors impossible d’en retrouver les traces ?… Ainsi, le téléobjectif de “Fenêtre sur cour” appartient encore à la caverne de Platon ; les viseurs successifs de l’appareil photo et de l’agrandisseur de “Blow up” ont déjà quitté cette caverne pour traverser le réel mais en s’appuyant toujours sur un point fixe ; les identités multiples et les espaces emboîtés de “Sueurs froides” (il nous faudrait plus précisément ici décortiquer l’analogie entre l’intérieur du clocher et celui d’un objectif) ont eux définitivement basculés dans une machine infernale d’images fictionnelles qui réfléchissent et se réfléchissent continûment dans le réel jusqu’à en dérégler la nature, le déroulement, la temporalité et la spatialité.
Ainsi, la qualité fondamentale de ces dispositifs projectifs et réflexifs se tient dans leur capacité à contracter et à diluer le réel, l’espace ou le temps, à les détourner et à les retourner sur eux-mêmes, ou même, parfois, mais on atteint là l’excellence, à obtenir une véritable boucle sur “l’horizon d’apparition des choses”(12), un “loop” quand le réel, l’espace ou le temps se met lui aussi, face à ces apparitions, à fabriquer ses propres fantômes, c’est-à-dire de l’excès, de l’erreur, du lapsus, du ratage, du récit, du rêve ou de l’imaginaire. Aussi, apparaissent-ils souvent comme une couche presque transparente qui vient s’imbiber sur le support du temps et de l’espace(13) ; et la pellicule qu’ils laissent sur la surface des choses et la conscience humaine est si subtilement transparente que personne ne peut en apercevoir la légère différence d’opacité.(14) Ou semblent-ils parfois comme une feuille de temps et d’espace qui se replie sur elle-même pour n’en faire qu’une seule ; et cette dernière reste paradoxalement si mince et si tenue que personne ne peut en soupçonner la surépaisseur.
3. Yvonne prend le train (qui voit deux maisons perd sa raison)
“Le nouveau n’est pas dans ce qui est dit mais dans l’événement de son retour.”
Michel Foucault(15)
Ce n’est pas simplement le fait qu’il soit est né à Cannes en 1964, et que son œuvre, déjà importante, compte de nombreux dispositifs de projection vidéographiques ou photographiques, des travaux recourant directement la gravure sur film Rhodoïd (“Lignes”, 1994), des photographies de photogrammes de film (“Buster”, 1997 ; d’après B. Keaton) ou un usage d’éclairages en “poursuite” ou “à découpe” (“Stick cutter”, 1997), qui nous incite à penser qu’Hugues Reip a tant “à voir” avec le cinéma. Mais plutôt, parce qu’à l’instar de nombreux réalisateurs comme celui d’Yvonne et ses fantômes, “il ne s’agit pas [pour lui] d’enregistrer les choses, mais de créer [quelque chose] à partir d’expériences vécues d’images”.(16) Et ce sont justement ces expériences vécues d’images qui semblent nourrir son travail, et lui apporter toute sa substance et ses qualités. D’autre part, cette familiarité qu’il entretient avec une certaine pensée du cinéma(17), son utilisation de l’image portée et apportée par le rayon lumineux d’un dispositif projectif, et son attention pour le rapport que celle-ci engage avec le réel, l’espace et le temps, donnent à son œuvre, pourtant caractérisée par la diversité, toute sa logique et sa cohérence. Ainsi, au moins cinq opérations que nous avons précédemment distinguées y sont étroitement présentes : la matière comme substance, énergie et transport de l’image (et de l’œuvre) ; la notion de pellicule infra-mince qui recouvre ou se décolle des choses ; la question du décalage et de l’écart ; le point de rupture entre des systèmes de linéarité ou de circularité, et des systèmes plus complexes de lignes brisées et de diffractions successives ; le renversement ou l’absorption du virtuel, de la fiction ou du récit sur le réel qui nous entoure. Mais la spécificité de son travail et de son univers nous invite à en explorer une sixième et une septième, qui ne sont d’ailleurs pas étrangères au cinéma : la figure de l’ordinaire et celle de l’absurde.
Trois œuvres, apparemment différentes, illustrent parfaitement cette affirmation. La première, réalisée en 1998 et intitulée “Blank”(18), est constituée de la simple prise de vue frontale de ce fameux faisceau lumineux qui porte et apporte l’ensemble des images d’un film, et qui servait jusqu’à présent de fil(m) conducteur et de MacGuffin à ce texte. Saisie par une caméra vidéo, en temps direct, depuis la salle de cinéma, “l’image” de ce faisceau lumineux est ensuite restituée à l’échelle 1 à l’intérieur d’une salle d’exposition totalement obscure qui, ainsi, ne s’illumine et ne s’anime que par l’énergie, la vibration ou la matière que l’image dégage physiquement et visuellement. Mais la présence du faisceau lumineux, qui redouble celle l’image, en défie également tout statut puisqu’il est à la fois sa source, sa cause et l’image elle-même, suivant ainsi ce jeu de décalages et d’écarts, de réflexions et de pliages virtuels qui rabattent successivement l’espace de la salle de cinéma dans la caméra, la fonction projective dans son image, et l’image de la projection dans l’espace de l’exposition.
On retrouve également la présence du rayon lumineux dans une œuvre créée à Tokyo (“Wire”, 1996) où une centaine de fils de fer rejoignent, en de multiples points, les murs opposés d’une pièce de telle façon que l’espace se retrouve saturé et impraticable pour le spectateur. Et les traits que forment ces fils de fer dans la pénombre ne semblent se matérialiser en fins rayons de lumière que pour mieux prendre possession de la géométrie d’une architecture entièrement vide et nue, et la brouiller selon des diffractions infinies. Que le rayon lumineux prenne donc possession de la matière et de l’espace dans l’unicité ou la multiplicité, il invite en tout cas à éprouver une de ces “aventures oculaires” évoquées par Stan Brakhage(19) qui permettent de décomposer puis de recomposer, de faire exploser ou imploser toutes les appréhensions normées du réel, de l’espace et du temps, pour mieux amener le spectateur à atteindre, ensuite, ces “champs d’attractions” dont fait référence Hubert Damisch.(20)
La deuxième œuvre (“Lignes”, 1994) devait être vue depuis l’intérieur d’un train qui relie Besançon à Belfort. Elle s’installait à ce moment précis du trajet où les trois réseaux de la voie ferrée, de la route et de la rivière se retrouvent mis en parallèle et en connexion comme la bande magnétique, les perforations et la succession des images sur une pellicule de film – à cet égard, le compartiment de train ou l’intérieur d’une voiture peuvent être, dans certaines circonstances, parfaitement analogiques à la salle de cinéma ; l’œuvre d’Alfred Hitchcock ou de celle Stan Douglas en témoigne. À un peu moins d’un kilomètre de distance, deux maisons d’éclusier rigoureusement jumelles étaient “emballées” d’un échafaudage lui aussi en tout point identique. Incapable d’en mesurer la part d’élaboration et de fiction, chaque spectateur penché à la fenêtre éprouvait alors cette impression confuse de voir, à quelques minutes d’intervalle, le même fragment du réel. Mais l’œil comme l’esprit, à l’instar de ceux d’Yvonne face à ses fantômes, s’interdisent l’idée que le hasard puisse redoubler une “image” – surtout quand il s’agit d’un habitat ordinaire : la maison d’éclusier, et d’une technologie sommaire : l’échafaudage. Et l’intangible linéarité du déplacement d’un train rend, de même, parfaitement inconcevable l’exacte répétition d’une même “situation”. Il ne pouvait donc s’agir que d’un dérèglement collectif des sens, de la réminiscence d’une vision antérieure se superposant comme une “peau infra-mince” sur l’œil, de l’apparition d’un fantôme, ou… de l’œuvre d’un artiste malintentionné – Hugues Reip – qui aurait inscrit dans la matière du réel, grâce à une parfaite maîtrise de l’écart et du décalage, des “boucles” de temps et d’espace.
Un processus similaire a été mis en place dans une œuvre intitulée “Blow”. Celle-ci “achevait” la visite d’une courte rétrospective que lui a consacré, en 1998, le centre d’art contemporain de Quimper. Plongé dans le noir le plus obscur, le spectateur assistait soudain à la chute fracassante d’une des cimaises qui entourent normalement cette salle d’exposition. Mais, en fait, nulle poussière ne venait salir son vêtement, comme nulle vibration ne venait parcourir son corps, car il ne s’agissait que de la projection décalée d’un film vidéo tourné dans le même lieu quelque temps auparavant, et dont l’image, grâce à la projection, revenait ainsi régulièrement “hanter” l’espace comme un fantôme une vieille demeure ou un assassin le lieu du crime. Quand on sait que la cimaise est à la salle d’exposition ce que le décor est à la scène de cinéma : un leurre destiné à valoriser les œuvres comme les personnages ou l’action, cette chute répétée de l’illusoire dans l’art devenait alors le manifeste bruyant et décapant des faux-semblants qui y sont à l’œuvre.
La troisième œuvre est un “work in progress”, intitulé “Automatic”, qu’Hugues Reip a démarré il y a quelques années déjà. Elle est constituée de séries de 80 diapositives prises au gré de ses voyages et de ses déplacements, à la manière d’un carnet de croquis photographique qui rassemblerait une suite de situations trouvées dans le territoire urbain ou paysager. Et chacune de ces images voyageuses, fugitives, évanescentes, presque immatérielles, se caractérisent par l’ambiguïté du statut et de la nature de ce qu’elles mettent ainsi en valeur : la faculté qu’a l’œil de soulever des pellicules de sens là où il ne devrait y avoir que de la banalité ou de l’ordinaire ; les bricolages de génie du hasard ; les micro-incidents qu’appellent les écarts et les dérapages du réel ; le degré de fiction ou les champs d’attraction qui peuvent s’y dévoiler ; les dépôts de mémoires collectives ou d’histoires individuelles qui y sont inscrits ; la capacité qu’a le sauvage à digérer le cultivé… Ainsi, sous son regard singulier qui se tient à la surface des choses sans véritablement les toucher ni se laisser toucher par elles, tout ne semble n’avoir de cesse que de manifester de la légèreté, de la fraîcheur et de la magie. Et l’ordre savant et fonctionnel du monde de ne plus avoir lui aussi de prise sur l’état des choses ; il se distend, se dissout, se décompose selon des événements ou des situations qui n’ont plus de définition ni d’usage sinon poétiques, la beauté d’une expérience l’emportant sur les lois de la représentation – les arbres, par exemple, y poussent réellement à l’envers.(21). Et le réel de reformuler parfois de lui même – à l’instar des images d’Hugues Reip – les qualités et la substance de cette matière paradoxale de l’image portée et apportée par un dispositif projectif et réflexif.
4. Le rêve d’Yvonne (mon oncle)
Il nous faudrait encore, avant de conclure, évoquer trois œuvres d’Hugues Reip qui s’attachent, avec autant d’innocence que de dérision, à mettre en pièces les savoirs, les représentations et les édifices architecturaux. La première est particulièrement brillante de concision. Intitulée “Sans titre (immeuble)” et réalisée en 1993, elle est constituée d’un simple tissu blanc accroché à un sèche-linge haut et carré. Elle s’érige ainsi dans l’espace comme la maquette d’une tour HLM. Mais si elle en conserve le caractère d’environnement sans qualité et de quotidienneté sans histoire de ce qu’elle représente, elle en inverse chaque norme ou chaque élément constitutif : l’épais y devient “pellicule”, le dur mou, le fondé suspendu, l’extérieur (la façade de l’immeuble) intérieur (les objets domestiques), le masculin (l’architecture) féminin (les instruments du ménage)… Et l’absurdité qu’il imprime ainsi à l’architecture d’aujourd’hui semble lui apporter cette indispensable capacité que peuvent avoir les choses à se moquer soudain d’elles-mêmes.
La suivante, intitulée “11 -> 18”, a été réalisée à Marseille, en 1995, sur le toit d’un bâtiment. Profitant d’une succession d’éléments de construction que les occupants avaient abandonnés, Hugues Reip a filmé plan par plan, à l’instar d’un dessin animé, leur brusque élévation, leur rencontre et leur arrangement plus ou moins feint dans l’espace jusqu’à former un vague cabanon de fortune comme seuls les marseillais savent faire dans les criques des environs de la citée phocéenne. Si ce n’est qu’ici le baraquement de planches et de matériaux récupérés détache fièrement sa silhouette fragmentée sur l’arrière plan du paysage urbain de Marseille, paysage non moins chaotique dans son mélange irrévérencieux de villas “mon rêve” et d’immeubles sociaux, promesses de bonheur pour des populations aussi diverses que déracinées.
La dernière, intitulée “Perspex”, investissait durant l’été 1998 une des salles du musée Georges-Garret de Vesoul. Une constellation d’éléments lumineux, du faisceau d’un projecteur de diapositives à celui d’une lampe torche Maglite, d’ampoules de couleur ou de lumière noire à la phosphorescence d’un fil plastique, éclairait une “collection” de capots en Plexiglas regroupés au centre de l’espace – capots issus des réserves du musée, et normalement utilisés pour protéger les œuvres d’art présentées sur socle. L’ensemble de ces sources lumineuses rabattaient ainsi les contours de tous ces volumes translucides sur la surface du mur opposé. Et leurs ombres diffractées formaient, entre transparence et opacité, illusion et tracé géométrique, mirage et science perspective, le profil héroïque du “skyline” d’une métropole de cristal, ou plutôt d’une metropolis absurde et dérisoire.
Ainsi, d’œuvre en œuvre, Hugues Reip semble considérer ce qui nous entoure comme un “tissu temporel d’esquisses, d’anticipations, de perspectives et de ressouvenirs(22) où se découpent les formes par lesquelles les choses nous apparaissent, [cette] trame fertile que [l’] usage pratique nous habitue à tenir pour inerte et indifférente”.(23) Mais loin de nous apporter de nouvelles réponses ou de nouvelles définitions qui enfermeraient la visualisation ou la connaissance du monde dans des systèmes de canalisation, d’instrumentalisation et de surveillance, il se laisse, au contraire, traverser par des interrogations qui nous sont directement adressées : “comment représenter des réalités qui nous échappent ? Peut-on vraiment voir au-delà du visible ? Qu’est-ce que l’image et à quoi sert-elle ou, mieux peut-être, qu’y investissons-nous ?”(24) Et d’inventer, dans son coin, de nouvelles façons d’échapper aux savoirs établis pour mieux remettre en question la nature, le sens et la conscience de nos regards sur le réel, y compris dans ses avatars les plus singuliers.
(1) In “Fantômes”, programme de la cinémathèque française, Paris, juillet-août 1998. Qu’ils soient d’ailleurs ici remerciés pour m’avoir fourni le “déclencheur” de ce texte.
(2) Le film de Louis Z. Rollini est d’ailleurs parfaitement contemporain des premiers “ready-made” de Marcel Duchamp.
(3) In “La République”.
(4) “Si l’écran sur lequel [le film] est projeté était tout à coup retiré, la projection n’aurait pas moins de sens”, Man Ray.
(5) Cité par Patrice Goulet. In “Massimiliano Fuksas 60 projets”, Paris/Rome, 1990.
(6) Dans la continuité du “monde après la photographie” cher à Régis Durand.
(7) “La projection de l’image abolit la conception linéaire de l’histoire de la représentation, elle bouscule le temps en introduisant dans le présent des images un caractère “réminiscent”. Elle engendre un choc comparable à celui auquel Walter Benjamin donnait la forme d’une constellation entre l’Autrefois et le Maintenant”, Dominique Païni. In “Pour une petite histoire de la projection”, “Projections, les transports de l’image”, Le Fresnoy, 1998.
(8) “Reflet : ce qui est éclairé dans les ombres par la lumière que renvoient les objets voisins et éclairés”, R. de Piles. In “Traité de la peinture”, 1677.
(9) “[c’est] une autre [chose], pour lui, [que] d’entrer dans le jeu ou le champ d’attraction d’un dispositif projectif qui ne lui concède, pour mieux disposer de lui, qu’une position marginale.”, Hubert Damisch. In “Morceaux choisis”, “Projections, les transports de l’image”, Le Fresnoy, 1998.
(10) “J’apporte des corrections. Les artistes sont les correcteurs de la société.”, Jonas Mekas. In “Jonas Mekas. Films immobiles, une célébration”, Paris, 1996.
(11) Qu’Andrée Putman en soit remerciée pour nous l’avoir si délicatement affirmé.
(12) “Dans ses mémoires, le cinéaste Josef von Sternberg justifiait l’abondance de cigarettes grillés par les acteurs dans les films des années trente et quarante, par le souci d’établir une continuité entre la salle, elle-même emplie de fumée [de cigarettes], et l’écran, aux fins de faire entrer le spectateur dans le film, de le mettre en condition de le “vivre”, comme parle Wittgenstein.”, Hubert Damisch. In “Morceaux choisis”, “Projections, les transports de l’image”, Le Fresnoy, 1998.
(11) Ibid. note (1).
(12) Edmund Husserl.
(13) Nadar ne rapportait-il pas cette “théorie des spectres” de Balzac qui voulait qu’une infime pellicule corporelle se détache des êtres et des choses pour venir se fixer sur la plaque sensible photographique lors de la prise de vue. In “La lucarne de l’infini : Naissance du langage cinématographique”, Noël Burch, Paris, 1990.
(14) “La projection incarne l’image telle une peau infra-mince d’ombres ou de couleurs sur la surface-écran”, Dominique Païni in “Pour une petite histoire de la projection”, “Projections, les transports de l’image”, Le Fresnoy, 1998.
(15) In “L’Ordre du discours”, Paris, 1977.
(16) Nicole Brenez et Pierre d’Armeval. In “Le style total concret”, programme de la cinémathèque française, Paris, juillet-août 1998.
(17) Notamment la “famille” du cinéma indépendant américain, de Jonas Mekas à Stan Brakhage, en passant par Maya Deren, Hollis Frampton ou Peter Kubelka, sans oublier Kenneth Anger.
(18) Mot valise qui signifie à la fois blanc (page, cartouche), vierge, muet, aveugle (mur, double) ; l’absence, la panique, le “sans voix”, le trou ; l’immatériel, le degré zéro ou l’absolu de la profondeur du vide, du rien ou du néant.
(19) In “Métaphores et vision”, Paris, 1998.
(20) Cf. note (9).
(21) “Fourth upside down Tree”, 1996.
(22) Ce “réminiscent” auquel fait référence Dominique Païni, après Walter Benjamin. Cf note (7).
(23) Ibid. note (16).
(24) Jean Fisher. In “Sur les œuvres récentes de James Coleman”, “James Coleman”, Paris/Bruxelles, 1996.
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