Hugues Reip

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Conversation entre Hugues Reip et Paul Sztulman

in catalogue Hugues Reip – Actes Sud/Altadis Editions, 2004,
voir aussi les petits carnets et les grands carnets

Paul Sztulman
Pourquoi publies-tu ces carnets aujourd’hui ?

Hugues Reip
Ce sont les carnets de dessin que j’ai tenu tout au long des années 90. Je ne les ai jamais exposé, ni conçu pour cela. Ils sont des accumulations de dessins de toutes sortes : des ébauches de pièces, des dessins automatiques, des jeux sur le passage d’une feuille à l’autre… Certains étaient des tentatives qui ne prenaient sens que pour elles-mêmes, sans prolongation possible ou souhaitable. D’autres sont devenus des projets de pièces à réaliser.
Je ne pensai pas non plus les publier, mais cette collection d’Actes Sud se rapproche par son format du modèle du carnet. C’est ainsi que m’est venue l’idée d’y présenter les miens. Mon intention est de montrer une facette de mon travail qui n’apparaît peut-être pas de manière évidente dans toutes mes pièces.


PS
Le carnet est aussi un support pratique, à l’échelle de la main et de la poche, pouvant te suivre dans les différents lieux et moments du quotidien…

HR
Justement non, je ne transportais pas les carnets avec moi, je n’en ai pas eu l’usage un peu romantique que tu décris. Je ne m’en servais pas pour prendre des notes à tout moment. Les carnets étaient chez moi. En fait ils étaient mon bureau, mon outil et mon atelier en même temps.


PS
Ce qui me frappe dans ces carnets c’est que la recherche est rapide, légère, sans présomption. Pourquoi as-tu arrêté cette pratique ?

HR
Ça a coïncidé avec le moment où j’ai exposé plus fréquemment. Les dessins techniques ont commencé à prendre le pas sur ces recherches libres. Mon travail s’est mis à s’articuler autour d’une autre gestion du temps. Ces premiers carnets sont restés une sorte de boite noire et de réserve. Mes recherches aujourd’hui passent plus par l’image que par le dessin. J’emprunte d’autres modèles, mes propres photos ou des images trouvées, téléchargées. Les rares fois où je continue à dessiner c’est pour élaborer une idée que j’ai déjà, plutôt que pour en inventer une qui se découvrirait dans la pratique du dessin.


PS
A observer ton rapport à l’abstraction géométrique, il me semble que tu as utilisé les découvertes de gens comme Miro, Fischinger, Arp ou Mc Laren. Que tu as, à leur instar, saisi en quoi les formes abstraites suggèrent des affects. Cela est particulièrement sensible dans ta série des Toons.

HR
Curieusement je n’ai pas vraiment regardé Arp ou Miro, en revanche Lissitszky et Rodtchenko ont eu une importance capitale. Dans mon cas aussi, de nombreux dessins aspirent à une une construction volumétrique. D’où ma prédilection pour ces artistes Russes qui produisaient des sculptures ou des architectures.


PS
Dans tes pièces, l’abstraction géométrique est prise dans une esthétique pop. Puisque tu te réfères aux constructivistes Russes, peut-on dire que leur programme de renouveau formel et social est aliéné, chez toi, à la frivolité du signe contemporain ? Dans de nombreux dessins les formes utopiques du constructivisme et du Bauhaus sont dialectisées avec les images vulgaires du divertissement. Pour le dire autrement, il me semble qu’il y a dans ton travail une régression amusée menant de l’idéalisme abstrait du début du siècle aux figures organiques de la culture visuelle populaire. C’est pourquoi, il me semble qu’il y a dans tes dessins une dimension biomorphique (et cosmique), à l’image des œuvres de Arp.

HR
Je crois que c'est venu d'ailleurs. Par exemple, je me suis passionné pour les images des expériences scientifiques, où l’observation du résultat produit une naissance de formes qui débordent leur mesure: explosives, élastiques, liquides et gelées… Certaines de mes oeuvres reposent sur une structure atomique, d’autres témoignent d’un jeu avec la matière. Dans l’utilisation d’images issues du modèle de la nature, le dessin a certes joué un rôle, mais ce ne fut pas le seul. Il y a aussi les photos, les films, les récits. Ces déclencheurs permettent de faire reposer l’abstraction sur une autre instance qu’elle-même, de lui donner une raison physique ou narrative d’être. J’observe la relation entre le biomorphisme et le constructivisme, comme celle qui pourrait unir les sciences de la nature et la science fiction, laquelle me semble être une héritière de l’utopie et des contradictions du modernisme. La caméra subjective dans X-Man Rodeo est comme un insecte déglingué, sans radar, qui troue les murs…


PS
Mais c’est aussi l’incription d’un rond dans un rectangle, de la profondeur dans la surface, de la matérialité du mur dans l’immatérialité de l’écran… Pour revenir à ce que tu dis, c’est vrai qu’on trouve dans la manipulation de l’abstraction dans tes carnets quelque chose qui semble tenir de l’embryologie et de la cosmographie, mais le modèle de la nature et la pratique du dessin n’y occupe pas la même place que chez Paul Klee. Je te dis cela parce qu’il s’inspirait aussi des nouvelles images de la nature que les instruments d’observation parvenaient à en extraire, il y a également dans son œuvre une attention portée aux petites choses et une exploration du dessin. Mais chez lui, c’est une dévotion pour le procès de formation lui-même. La genèse des formes est l’équivalent de la croissance naturelle. Il me semble justement que chez toi l’abstraction et la nature sont plus de l’ordre de l’image que de la forme en formation, plutôt une imitation de l’apparence que du processus.

HR
Oui, dans une plante, par exemple, l’image même du pistil me semble une abstraction, dans le sens où la forme est porteuse d’une étrangeté, d’une bizarrerie inattendue qui convoque d’autres images. Je cherche souvent une chose similaire dans mes dessins, une transformation analogique. D’où le fait qu’un dessin automatique à base de lignes, de cercles, de cônes et d’ellipses, puisse se maintenir dans son extravagance géométrique où se transfigurer en une image de clown des fleurs à la main.


PS
Quand on regarde la pièce X-Man, le personnage au néon fonctionne selon le principe de la ligne contour, mais lorsqu’on regarde le dessin préparatoire on voit qu’il est plein, colorié. C’est l’image d’un homme électrifié et non d’une ligne électrifiée. C’est donc comme image et non comme forme se construisant d’elle- même qu’il s’est fixé dans ton esprit avant de trouver sa réalisation concrète en néon.

HR
Les dessins des carnets sont sans qualités esthétiques particulières. Ils fixent effectivement des images. Ce n’est pas leur valeur formelle intrinsèque qui m’intéresse. Je les regarde d’ailleurs comme des dessins que je n’ai pas fait. Ils sont au même niveau que des images trouvées. Le jeu pour moi ne se résume pas à faire le dessin mais à voir ce que je vais faire des dessins.


PS
As-tu donc le sentiment que l’objet réalisé est un accomplissement des potentialités latentes du dessin dont il part ?

HR
Je n’essaye pas de finir un dessin en en faisant un objet. Et parfois le processus est même inverse. Ainsi, pour X-Man, je voulais faire une pièce en néon qui repose sur elle même et ne soit pas un applique murale. Transformer un néon en free standing sculpture, pour jouer avec une disposition inhabituelle de ce matériau. C’est donc le matériau qui a dirigé ma recherche sur le dessin du personnage “éléctrocuté-figé”. De même, avec Halo j’ai utilisé le dessin d’un autre. J’ai retourné contre le mur un écran de télévision qui diffusait une animation d’Oskar Fischinger et j’ai filmé uniquement la pulsation lumineuse scintillant dans la pièce.


PS
On en revient avec cette dernière oeuvre, à la citation du modernisme, je veux dire sa convocation en tant qu’image plutôt que la reprise de sa recherche sur la vie des formes. On pourrait presque parler d’une réification joyeuse du modernisme historique dans tes pièces (rires)…

HR
Peut-être (rires)… ce serait une des raisons pour lesquelles je me sens proche de gens comme General Idea, Ant-Farm, Gabriele Orozco, Charles Ray ou Paul Thek.


PS
Tes pièces ont souvent juste assez de densité pour tenir dans l’espace mais pas au point de peser sur lui. Elles cherchent la célérité du trait d’esprit et la modestie du pastiche. Là encore dirais-tu que le dessin fait modèle en tant que petite forme ?

HR
Pour aller dans ton sens on peut dire que mes plus grande pièces sont constituées de carton plume, de fil de fer ou de ballons de baudruche. J’aime que mes pièces conservent la légèreté du dessin et de leur impulsion initiale, malgré leur physicalité parfois un peu imposante dans la salle d’exposition.


PS
Une dernière question. Penses-tu avoir épuisé les réserves de ces carnets ?

HR
Je me le demande… À y bien réfléchir, ces carnets étaient des pense-bêtes (d’improvisations, de perceptions, d’idées). Cette publication est peut-être le signe mélancolique que j’en termine avec les éléments à se remémorer qu’ils contiennent.


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