"Screaming Columns" (Colonnes hurlantes) pourrait être le nom d’une formation musicale. Ce titre conviendrait aussi bien à une chanson punk. C’est également ainsi que l’artiste français Hugues Reip a décrit son installation de 1997, FLASH, réalisée dans la Salle de Bal de l’Institut français de Vienne dont il avait placardé les fines colonnes d’annonces publicitaires pour de nouveaux disques ou pour des concerts, trouvées au hasard des rues. Cet espace paisible était ainsi habité par l’énergie, le bruit et la vie de ces images collées les unes sur les autres, se chevauchant et s’entrecroisant. Tricky, U2, Genesis, Johnny Cash, Megadeth et Judas Priest se partageaient la vedette sur les précieux centimètres d’espace offerts par les colonnes. Ce travail révèle l’évidente volonté de son auteur d’animer le visuel par l’électricité de l’oral, qui domine une grande partie de son œuvre.
L’histoire de l’art et celle de la musique se sont longtemps consacrées au siècle passé à s’observer et à se provoquer l’une l’autre, à flirter ensemble et à se mêler souvent. Un peu partout dans le monde, artistes et musiciens se sont accordés pour réfléchir sur la manière dont la poésie abstraite ou l’impulsion narrative du son et de la musique pouvaient trouver leur place dans l’art visuel. L’Art Nouveau, les peintres cubistes et futuristes en donnent de premiers exemples, mais plus récemment, les sculptures en disques vinyle de Christian Marclay, les leçons de funk données par Adrian Piper, les vidéos technos de Daniel Pflumm, les images des arènes de concerts métal de Gordon ou les remakes des chansons pop que l’on doit à Pipilotti Rist insistent sur le lien qui unit la culture musicale et l’art visuel contemporain. Mais, à la différence de la plupart de ses contemporains, Reip intégre le son dans l’art visuel en utilisant de préférence l’énergie brute, indomptée et souvent silencieuse de l’univers des sons, plutôt que son imagerie ou ses propriétés acoustiques.
La musique et ses communautés jouent, certes, un rôle important dans l’œuvre de Hugues Reip mais son travail s’inscrit tout autant dans la tradition de l’animation et de l’image mouvante. En effet, Reip se sert de l’iconographie musicale pour animer l’espace. FEED-BACK (1998) est une œuvre révélatrice à cet égard, dans laquelle les formes semblent être déformées par le son tout comme elles le sont par des aimants dans l’imagerie vidéo de Nam Jun Paik. Elles restent cependant une animation simulant une relation entre son et image. Pour WIRE (1996), Reip avait tendu d’innombrables fils de métal au travers de la galerie, formant un labyrinthe électrifié par des sons implicites, dans lequel les spectateurs s’aventuraient avec précaution et délicatesse. BLOW (1998) confronte le spectateur à une salle blanche et vide qui apparaît sur un écran placé dans cette même salle vide et blanche où le bruit explose soudain au moment où l’un des murs que l’on voit sur l’écran s’écroule sur le sol, faisant trembler la galerie intacte et pétrifiée dans son silence. Aux Environnements Audibles (sound art) qui l’intéressent peu, Reip préfère la musique utilisée comme de l’électricité : il fait vibrer l’espace au lieu de le faire retentir.
Bien qu’il reste d’un éclectisme rafraîchissant dans le choix de ses méthodes et imageries, Reip affiche un intérêt marqué et constant pour ce qu’il trouve dans la rue, pour les objets jetés et laissés pour compte. Pour STAND (1997), il a commencé par remplir une galerie de 80 objets mis au rebut, glanés dans les rues de la ville, en prenant des photos de la salle à chaque fois qu’il ajoutait un nouvel objet, jusqu’à ce que l’espace soit totalement rempli de chaises, de pare-chocs, de câbles et d’autres débris. Puis il a exposé ensuite dans la salle vidée, revenue à son état originel, cette série de diapositives, chacune des images consécutives de cette salle à présent vide, dont la succession apportait de la vie à cet espace.
Invité en résiddence à Art en Général (NY) pendant sept semaines, Reip à de nouveau tourné son regard vers les objets abandonnés dans les rues et vers la musique ; Il lui était demandé de concevoir et de réaliser une œuvre entièrement nouvelle pendant son court séjour à New York, tout en ouvrant au public l’espace de son studio pendant qu’il créait son oeuvre. En faisant sien la célèbre déclaration de Marcel Duchamp, “je suis un respirateur”, Reip a cherché à pénétrer la ville – et à se laisser pénétrer par celle-ci– en s’attachant à dévoiler une élégance simple dans le flux chaotique qui emporte l’architecture et la chorégraphie urbaine de la ville et malgré celui-ci. En renouant, comme il l’avait fait pour FLASH en 1997, avec le thème des annonces de concerts de musique, Reip a cherché au détour des rues et sur les murs couverts de graffiti les prospectus annonçant des concerts de rock underground ou en marge. Il a réuni ainsi une collection de feuillets photocopiés à peu de frais sur un papier bon marché, dont les éléments graphiques frustes regroupaient des personnages de bandes dessinées sentimentales, des astronautes, des cow-girls, des gorilles, des robots ou des explosions. En les fixant au mur de son studio pendant plusieurs semaines, Reip a construit un portrait du New York en marge de Broadway, où s’affirmait l’existence indéniable d’une communauté persistante, tenace et active – même si elle est parfois invisible - de musiciens, de salles de concert, de fans de musiques et de graphistes amateurs.
Fidèle à son système, Reip a utilisé ensuite la musique et la force de la culture qui porte celle-ci comme carburant dont il s’est servi pour créer une présence visuelle animée. Reip a choisi dans l’imagerie de chaque prospectus des échantillons qu’il a en quelque sorte "recyclés" pour composer un film animé d’un peu plus de deux minutes. Ses morceaux de papier, le plus souvent froissés et déchirés, se sont métamorphosés en une histoire qui semble avoir été rêvée et dont les principaux acteurs sont les personnages et les objets tirés de ces graphismes rudimentaires. Paradant sur l’écran comme des sujets dessinés à la main, les visages, les choses et les typographies découverts sur les prospectus se voient donner une seconde chance, un second contexte et un second public. L’attitude éternellement jeune propre à la culture musicale et le constant va-et-vient de ses éphémères prospectus et annonces trouvent un parfait mimétisme dans les propriétés infiniment reformulatrices de l’animation.
Bien qu’elle soit teintée d’anthropologie urbaine ou cultuelle, l’œuvre de Reip reste bien distincte de celle des nombreux artistes qui explorent de nouvelles voies vers une topographie revue des rues New York, tels que Dylan Stone et ses archives de photos ou Mark Dion et ses fouilles archéologiques ; l’art de Reip est celui du déplacement et de la migration : les vieux papiers collés sur les murs et les réverbères de New York sont recueillis et transformés en images animées. Imbriquées comme deux sœurs siamoises, la musique et l’image se nourrissent l’une l’autre et les bruits des rues, ceux de la musique et des hommes qui les hantent animent l’œuvre d’une énergie synesthéthique qui invite le spectateur à simplement écouter avec ses yeux.
Traduit de l’anglais par Pascale Cara.
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