Nous avons été regroupés dans un lieu obscur. Un étrange spectacle, qu’une habile mise en scène a manigancé, focalise tous nos regards. Les acteurs de ce spectacle ne sont pas des êtres de chair et d’os, pourvus d’une voix et d’une volonté, mais des silhouettes que fait tourner un manège. Ce n’est pas tout. Pour l’heure, nous ne voyons même pas les silhouettes. Un écran les dissimule à notre vue. Grâce à des lumières, celles-ci projettent leurs ombres sur l’écran que nous regardons. Nous ne voyons donc qu’un théâtre d’ombres. Nous ne voyons que des images d’images.
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Il pourrait s’agir d’une nouvelle version de la célèbre fantaisie que Platon écrivit il y a plus de deux mille ans, afin de suggérer que les hommes passent leur vie à regarder un théâtre d’ombres, à ne voir que des phantasmata, en croyant qu’il n’existe rien d’autre, et en laissant ainsi fuir la possibilité de connaître les êtres véritables. Il s’agit, en réalité, d’une œuvre d’art de la première décennie du XXIe siècle.
White Spirit (1) consiste en un carrousel : un plateau circulaire rotatif, sur le pourtour duquel se tiennent, verticales, des figures blanches. Au centre du carrousel, un projecteur fixe est dirigé vers un écran blanc, situé à proximité. L’ombre des figures en mouvement se projette ainsi sur l’écran, des deux côtés duquel les spectateurs peuvent aller (2).
Si White Spirit se souvient du mythe de la caverne, l’œuvre, on le devine, ne saurait être considérée comme une simple formalisation de l’allégorie platonicienne. Le philosophe grec n’aimait pas les ombres. Rejetant toute activité mimétique, il voyait dans l’ombre le degré zéro de la pernicieuse illusion, de la représentation trompeuse. Platon dénonçait les ombres et les thaumatopoioi – ces montreurs de marionnettes dont les ombres sont projetées sur le mur de la caverne (3). Reip, quant à lui, semble plutôt exalter les premières et revendiquer d’être l’un des seconds.
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Pline dans son Histoire naturelle nous dit que, si sa géographie est incertaine – la Grèce ou l’Égypte –, l’origine de la peinture est, quant à sa technique, assurée : le premier peintre cerna d’un trait le contour d’une ombre humaine (4). En fixant la projection d’un corps sur une surface, mur ou sol, l’art se dotait certes d’un commode procédé pour figurer, il participait peut-être surtout d’une ancestrale superstition : la croyance archaïque selon laquelle les êtres humains possèdent un double, se matérialisant dans leur ombre pendant leur vie et subsistant sous cette forme après leur mort. Le commerce originaire de l’art avec l’ombre aurait ainsi une double dimension : l’artifice illusionniste, mais également la magie, au plein sens du terme. En recourant au titre de White Spirit, Reip semble jouer de ce second aspect de l’ombre – esprits, fantômes, spectres –, mais avec un souci de dédramatisation, de mise à distance, une pointe d’humour : la magie ici n’est pas noire.
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Avec White Spirit , Reip a donc choisi de se faire skiagraphe. Il s’inscrit de la sorte dans une riche histoire qu’il serait légitime de faire débuter en 1918, à New York, lorsque Marcel Duchamp travaillait à une œuvre qu’il baptisa Sculpture de voyage – des bandes en caoutchouc de couleur vive, découpées dans des bonnets de bain, qu’il étirait depuis divers coins de son atelier (5). Plus peut-être que par la sculpture elle-même, Duchamp fut rapidement intéressé par les ombres qu’elle projetait sur les murs, à tel point qu’il décida de les photographier. La photographie que l’on connaît montre non seulement l’ombre de la Sculpture de voyage, mais également celles de la Roue de bicyclette et du Porte-chapeaux. Quelque temps après, convaincu sans doute par ces ombres, Duchamp travailla à ce qui devait être sa dernière composition à l’huile sur toile : Tu m’. Sur le tableau apparaissent, peintes à la manière d’un trompe-l’œil, les ombres des deux mêmes ready-made. Un deuxième épisode de l’histoire artistique de l’ombre au XXe siècle devait intervenir peu après. En 1922, László Moholy-Nagy entreprend la réalisation du Licht Raum Modulator, qu’il n’achèvera qu’en 1930. L’œuvre est une machine fort complexe : base rotative ; cadres de métal aux lames qui se touchent ; spirale inclinée traversant une plaque de verre ; grilles de métal ajourées dont l’axe est dévié ; disques de métal à moitié perforés ; et, également, jeux d’ombre et de lumière changeants, projetés sur les murs environnants.
Il faudrait également citer, dans l’objective, sinon subjective, ascendance de White Spirit, Les Ombres (1986) de Christian Boltanski : des figurines, éclairées par plusieurs projecteurs et suspendues à une potence, tremblent légèrement sous l’effet d’un ventilateur ; les ombres démesurément agrandies sur les murs où elles sont projetées semblent s’animer d’une danse macabre. Plus proche sans doute de l’esprit de Reip, Schattenspiel (2002-2009) de Hans-Peter Feldman : de petites figures, jouets d’enfant, associées à tout un bric-à-brac sur des plateaux tournants, projettent leurs ombres sur le mur voisin, grâce aux quelques lampes placées parmi elles. Les modestes artefacts acquièrent, grâce à ces jeux d’ombres, une troublante et improbable dignité. Il convient également, s’agissant de White Spirit, de se souvenir des Shadow Paintings (1978-79) d’Andy Warhol et des peintures d’ombres et de silhouettes qu’Ed Ruscha entreprend à partir de 1986 : Howl (1986), la silhouette nocturne d’un loup hurlant à la mort ; Untitled (1986), celle d’un éléphant gravissant une côte ; ou encore, parmi de nombreuses toiles, Fistful of Aliens (1989), inquiétantes ombres de cactus et d’arbres de Josué, dans la nuit californienne. En 1991, dans des peintures comme Western ou Asphalt Jungle, Ruscha associera ces ombres – dans un cas, de tipis, dans l’autre, de barrière le long d’un pré – aux rayures qui affectent souvent la pellicule de celluloïd des vieux films. Le mystère de l’ombre se trouve ainsi significativement associé à la révélation du médium. On pourrait compléter ce sommaire parcours des récentes destinées artistiques de l’ombre par l’évocation de la rétrospective de Tobias Rehberger, « The chicken-and-egg-no-problem wall-painting », présentée, en 2008, au Stedelijk Museum d’Amsterdam et au Museum Ludwig de Cologne. Les œuvres de l’artiste y étaient alignées sur près de soixante-dix mètres, dans une semi-obscurité, avec un système d’éclairage tel que leurs ombres se détachaient sur les murs. Une boucle se bouclait : Duchamp aimait l’ombre de sa sculpture et de ses ready-made au moins autant que ceux-ci ; Rehberger, soixante-dix ans plus tard, semble nourrir le même sentiment à l’égard de sa production, lui qui, à l’occasion d’une rétrospective, transforme ses œuvres en accessoires d’une fantasmagorie, au sens exact du vocable. Une rétrospective ne serait-elle pas un exercice consistant à montrer des fantômes ?
Pareille histoire est assurément celle de Reip et de White Spirit, mais elle ne prend sens qu’à être articulée à une ou plusieurs autres. Celle du théâtre d’ombres, dont on pense qu’il apparaît en Chine et en Inde autour de l’an mille, pour trouver ensuite son apogée à Java – l’ombre projetée étant celle non d’un acteur mais d’une marionnette. Théâtre d’ombres, dont il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour que se manifestent ses premières expressions occidentales, et le siècle suivant pour qu’il rencontre, en France, avec la dynastie des Séraphin, un authentique succès populaire. Le genre connaîtra tout à la fois son apothéose et son chant du cygne au Chat Noir, ce cabaret parisien où s’illustra, avec une virtuosité et une inventivité sans égales, Henri Rivière, de 1887 à 1897. Écran constitué d’une toile tendue, encadrée d’un castelet, silhouettes découpées dans des plaques de zinc, glaces colorées coulissantes, ficelles, lumière oxhydrique – toute une machinerie est mise au point par Rivière pour des spectacles (L’Éléphant de Henri Somm, La Tentation de saint Antoine de Rivière lui-même, La Marche à l’étoile de Georges Fragerolle ou L’Épopée de Caran d’Ache) qui acquirent rapidement une réputation internationale. Alfred Jarry, voulant quelque jour évoquer la caverne de Platon – White Spirit n’est décidément pas loin – parla de « Chat Noir antique » (6). C’est l’année de la première projection des frères Lumière que le cabaret parisien du Chat Noir ferma ses portes (7). Avant que d’entrer dans l’histoire du cinéma dont la pièce de Reip est l’héritière, il faut bien sûr, à côté du spécifique théâtre d’ombres, ne pas oublier la longue révolution des lanternes magiques (8). White Spirit combine, en quelque mesure, les deux.
L’historien du cinéma qui verrait White Spirit ne manquerait sans doute pas d’évoquer les années 1920 allemandes. Et tout d’abord peut-être Die Abenteuer des Prinzen Achmed (Les Aventures du prince Ahmed) que Lotte Reiniger réalisa entre 1923 et 1926. Ce film est le premier long métrage d’animation qui ait été conservé. Il fut fait au moyen de silhouettes de papier finement découpées et articulées. Les décors, en arrière-fond, furent conçus par Walter Ruttmann, l’un des pionniers du film abstrait (la tétralogie Opus, 1921-25), mais également le cinéaste de Berlin : Die Sinfonie der Großstadt (1927), œuvre majeure qui tente de rendre compte de la modification de l’expérience sensorielle entraînée par le développement de la métropole moderne. Les ombres de White Spirit ne sont pas non plus étrangères à l’« écran démoniaque » de la même époque. Rappelons-nous quelques plans célèbres du cinéma expressionniste allemand : celui, dans Das Cabinet des Dr. Caligari (Le Cabinet du docteur Caligari, 1919) de Robert Wiene, où seule l’ombre du meurtrier est visible lors qu’il poignarde sa victime ; celui de Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (Nosferatu, une symphonie de l’horreur, 1922) de Wilhelm Friedrich Murnau montrant l’ombre du vampire s’apprêtant à monter un escalier, puis à entrer dans la chambre de Nina Harker, alors même que, selon une ancienne tradition, les vampires n’en ont pas (9). Dans Schatten (Le Montreur d’ombres, 1922) de Walter Robinson, c’est toute la fiction qui a les ombres pour ressort : un montreur d’ombres projette sur un écran le drame qu’il pressent imminent dans la maison où il a été invité à se produire. Davantage encore que par White Spirit, une œuvre antérieure de Reip, Knock (2001), ravive nos souvenirs de l’écran démoniaque. Il s’agit d’une vidéo en noir et blanc donnant à voir, sur la droite de l’écran, l’ombre d’un homme muni d’une cognée ou d’une hache en train de frapper, vainement, pendant trente longues et essoufflantes minutes, sur une porte qui reste hors champ, mais dont une fausse voix enfantine nous apprend, en chantant Dylan, sur fond de respiration haletante, qu’elle pourrait être celle, manifestement difficile à forcer, du paradis – Knockin’ on Heaven’s Door (1973).
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Ces ombres chargées d’histoire, pourquoi Reip choisit-il, dans White Spirit, de jouer avec elles ? Parce qu’elles jouissent d’une double qualité : l’inconsistance et la magie. En effet, si l’ombre retient Reip, c’est qu’elle est une réalité précaire, à la limite permanente de la disparition, un pur phantasme (10). Le titre de l’œuvre fait référence à un produit mis au point au début des années 1920, un solvant utilisé pour la dilution des peintures, vernis et encres d’imprimerie. La dissolution de l’ombre est toujours possible : un simple changement de lumière, et la voilà qui risque de s’évanouir. En outre, l’ombre est une diminution de l’objet qui la projette. Elle est plate, incorporelle. Monochrome, son profil enferme un intérieur indistinct, sans qualité. Enfin, et peut-être surtout, l’ombre est une chose négative, un manque de lumière. Autrement dit, elle dispose de beaucoup d’attraits aux yeux d’un artiste qui est de ceux ne répugnant pas à « lâcher la proie pour l’ombre ». En recourant aux artifices archaïques du théâtre d’ombres, Reip ne se livre pas tant à un exercice de désuétude qu’il ne manifeste un tropisme profond pour un art de l’effet modeste, de la technique rudimentaire. Il y a là comme l’affirmation d’une morale esthétique, presque politique : la lanterne magique contre « l’hypercinéma » ; le primitif carrousel de silhouettes projetant leurs ombres contre « l’image-excès » de l’hypermodernité (11). Ce refus de l’emphase instrumentale n’est nullement la marque d’une austérité, d’un jansénisme ; il a, au contraire, partie liée avec l’humour, la légèreté. C’est le pari de l’enchantement contre la sidération.
Si l’ombre plaît à Reip, c’est aussi qu’elle est cette chose noire, ce décalque des êtres éclairés, dont l’inquiétante étrangeté a, de tout temps, été ressentie. La poésie latine, déjà, avait délibérément choisi « le mot umbra pour évoquer l’état de l’être humain après sa mort et [aboli] toute différenciation lexicale entre l’ombre portée, le mort revenant à une apparence de vie, et une série de phénomènes liés à l’absence de lumière » (12). White Spirit est, sur le plan des affects, une pièce instable : drôle, poétique, d’humeur cartoonisante, mais aussi, notamment en raison de son recours à l’ombre, mélancolique, presque macabre. Et s’il était besoin de souligner son côté sombre, on s’aviserait qu’elle entretient des ressemblances avec Professeur Suicide (1995) d’Alain Séchas (13). Les deux pièces partagent un plateau circulaire (celui de Professeur Suicide n’est toutefois pas en mouvement), sur lequel sont disposées figures et lumières. Les figures des deux œuvres entrent en étroit commerce avec un écran voisin (dans un cas, leurs ombres y sont projetées ; dans l’autre, un dessin animé les reproduit). La même année que Professeur Suicide, Séchas réalise Petits films d’animation, dont certaines séquences, « Les Papillons » par exemple, témoignent d’un esprit fort parent de White Spirit. On rappellera, pour conclure sur ce chapitre, que l’une des Petites Découpes en papier noir (1994) de Séchas représente un manège.
En faisant défiler des ombres sur l’écran de White Spirit, Reip cherche bien à mobiliser une réalité mystérieuse et troublante, fantomatique. À l’évidence, l’ombre est l’instrument rêvé d’un art qui sait que vouloir rompre avec toute forme de magie fait partie de ces utopies modernistes dont la réussite supposerait la fin de cela même qui les a portées. L’artiste doit assumer sans complexe son irréductible statut de magicien, Reip le sait (14). Aussi manigance-t-il la fantasmagorie de White Spirit : les silhouettes noires traversent l’écran blanc pour manifester un art conscient que l’enchantement lui est consubstantiel. « Et lors même que tout cela ne serait que fantômes qui passent, encore ces fantômes font-ils notre bonheur quand nous nous tenons là, et que, tels des gamins ébahis, nous nous extasions sur ces apparitions merveilleuses », dues aux lanternes magiques (15).
Les références historiques de White Spirit, et plus généralement de la production de Reip, doivent être envisagées sous cet éclairage : elles témoignent d’un temps – appelons-le, faute de mieux, le modernisme primitif – où l’exaltation matérialiste du médium (et notamment de ce nouveau médium qu’était le film) n’entrait nullement en contradiction avec un désir d’émerveillement (16). Tout porte à croire qu’il y eut, dans la conscience esthétique de cette époque, comme un équilibre, qui devait ensuite se rompre : l’art pouvait montrer ses ficelles (17), élémentaires, sans pour autant cesser d’être enchanteur, de déployer sa magie. L’œuvre de Reip, c’est sa vertu historique, renoue le lien avec cet âge. Elle est traversée, comme les ombres de White Spirit, par une ambivalence qui pourrait en être l’écho : déflation, enchantement ; enchantement, déflation (18).
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Mais les ombres noires qui passent sur l’écran, quelles figures les projettent ? D’où viennent les silhouettes blanches qui tournent sur le carrousel. Elles trouvent en fait leur origine dans les dessins que l’artiste exécute, de temps à autre, dans de petits carnets (19). Elles ne sont donc empruntées directement ni à des comics, ni à des cartoons, ni à des œuvres d’autres artistes. Ces figures sont, à bien les regarder, plutôt curieuses : la botanique (20), la chimie moléculaire, la géologie ou le vocabulaire des fantasmagories traditionnelles semblent pouvoir rendre compte de la plupart d’entre d’elles, mais également… Lissitzky ou Rodtchenko (21). C’est dire que si certaines sont aisément identifiables – plantes, serpents ou chenilles, tête de mort ou nuages, notamment –, même au gré d’hybridations insolites – une pieuvre-fantôme, par exemple, qui se souvient de La Pieuvre (1990) d’Alain Séchas –, d’autres flirtent avec l’abstraction. De surcroît, les figures voient leur morphologie se déformer quelque peu sur l’écran en fonction de la rotation du manège.
Telle ou telle silhouette de White Spirit fait irrésistiblement songer à l’étonnante œuvre de Martin Boyce, Phantom Limb (Undead Dreams) (2003), qui résulte de la transformation d’une des gouttières médicales en bois moulé conçues, en 1942, par Charles et Ray Eames pour les jambes brisées des soldats de l’armée américaine. L’attelle modifiée et peinte en blanc par Boyce prend l’allure d’un fantôme. C’est sans doute un trait d’époque que d’ainsi voir des emblèmes du modernisme nous revenir sous une forme fantomatique. L’œuvre de Reip participe, à sa façon, de ce phénomène esthétique : sur l’écran de White Spirit sont entraînées, dans une poursuite sans fin, formes de l’art moderne et créatures fantomatiques ou chimériques. Il faudrait exposer en même temps White Spirit et l’une des autres très grandes réussites de l’artiste, Stick Cutter (1997-98) : une quarantaine d’éléments en carton ou papier de couleur, disposés au sol, sur les murs ou suspendus en l’air, qui empruntent leurs formes au répertoire de la modernité ; un système d’éclairage, en poursuite ou à découpe, théâtralise l’espace et projette les ombres de nombre de ces formes sur les murs. Les deux œuvres couvrent une large partie du spectre formel de Reip : les petites structures modernistes de Stick Cutter sont sur le point de se métamorphoser en toons ; les créatures de White Spirit laissent parfois deviner leurs modernistes origines. Nombre d’entre elles sont, on l’a dit, végétales. Reip aime décidément faire tourner les plantes : en 2009, avec Les Pistils, il adopte pour quelques-unes le même principe du disque tournant – mais, cette fois, il n’y a qu’une figure par plateau. Avec ces petites sculptures blanches, qui confirment l’importance du paradigme végétal dans l’imaginaire de l’artiste, quelque chose comme la tridimensionnalisation des célèbres photographies végétales de Karl Blossfeldt semble se jouer (22).
Dans les vingt-huit attractions qui se suivaient dans l’arène miniature du Grand Cirque que Calder imagina entre 1926 et 1931, trois (« The Four Seasons », « The Three Graces » et « The Dawn and the Dusk ») se présentent comme de petits plateaux circulaires sur lesquels tournent de petites sculptures. Et puisque la troisième a pour motif la succession de l’ombre et de la lumière, il n’est pas totalement incongru de placer le minuscule manège du cirque de Calder dans l’arbre généalogique de White Spirit ou des Pistils. Y figure aussi, de toute évidence, l’extraordinaire manège de Charles Ray (Revolution Counter-Revolution, 1990), avec lequel les chevaux de bois tournent dans le sens inverse du plateau. Durant les premières années du XXIe siècle, la sculpture aime ces socles rotatifs ; elle aime, grâce aux carrousels, s’adonner à de lentes révolutions. Songeons aux moulages d’arbres en résine floquée de couleur pastel tournant sur des disques d’inox poli de Didier Marcel (Sans titre, 2002) (23). Ou à Sans titre, Thepiperatthegateatdawn (2006) de Bruno Peinado, un ensemble de formes noires de toutes sortes (instruments de musique, bulles de savon, personnages de films d’arts martiaux ou motifs floraux de l’Art nouveau, montés en test de Rorschach, notamment), avec l’appoint d’une lumière stroboscopique et d’une machine à fumée. L’allusion que le titre de cette pièce fait à un disque de 1967 de Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn, rend encore plus licite le rapprochement avec l’œuvre de Reip, lui qui, en 2001, réalisa un dessin animé qu’il intitula Overdrive, en hommage à Interstellar Overdrive de Syd Barrett, qui figure sur l’album précité. Au verso de la pochette originale de celui-ci, les silhouettes noires et déformées des quatre membres du groupe adressaient à leur public des signes que Reip, avec White Spirit, a manifestement compris.
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Il faut demeurer quelque temps devant l’écran de White Spirit. Suffisamment pour voir revenir à plusieurs reprises la lente procession des figures. Pareille œuvre est de celle qui font de la répétition, de l’éternel retour du même, l’un des ressorts déterminants de leur esthétique. Pour rendre compte du procès répétitif, sans issue, sans relève dialectique, qui défait constamment ce qu’il a fait, procès dont l’ambition est de miner la « bonne forme », Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss ont avancé le concept de battement (24). La rotation du manège et le défilé des ombres sur l’écran de White Spirit livrent une version douce du battement. Point d’effet flicker ici, mais les lents tours et retours de figures, d’acteurs auxquels nulle dramaturgie ne donnera une fonction dans un récit. Comme un battement au ralenti.
On se souvient de la bobine à ficelle du petit garçon à laquelle Freud fit un sort théorique (25). L’enfant lance par-dessus le bord du lit une bobine de ficelle représentant sa mère qui souvent s’absente, s’éloigne. En tirant sur la ficelle, l’enfant fait revenir la maternelle bobine près de lui. Ce motif du fort-da, de l’éloignement et du retour, White Spirit en joue à sa façon. Voilà aussi pourquoi l’œuvre nous trouble, suscite en nous de profondes émotions. Devant l’interminable cycle de l’apparition et de la disparition des figures, le spectateur devient un peu le bambin de Freud : il éprouve la joie de voir apparaître les silhouettes, puis l’angoisse de les voir disparaître. Si, au début, la réapparition est heureuse de permettre la reconnaissance des figures, elle ne tarde plus à ne valoir que pour elle-même. La pure logique du fort-da, la simple et incessante alternance des affects liés à l’arrivée et au départ, à l’apparition et à la disparition.
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« Dans ce cube opaque, une lumière : le film, l’écran ? Oui, bien sûr. Mais aussi (et surtout ?), visible et inaperçu, ce cône dansant qui troue le noir, à la façon d’un laser. Ce rayon se monnaye, selon la rotation de ses particules, en figures changeantes (26) ; nous tournons notre visage vers la monnaie d’une vibration brillante, dont le jet impérieux rase notre crâne, effleure, de dos, de biais, une chevelure, un visage […]. Tout se passe comme si une longue tige de lumière venait découper une serrure, et que nous regardions tous, sidérés, par ce trou » (27). Si ces magnifiques lignes de Roland Barthes sur la salle de cinéma pourraient servir de commentaire à Blank (1998), une vidéo de Reip montrant le faisceau lumineux qui conduit les images d’un film jusqu’à l’écran, elles ne sauraient, en revanche, s’appliquer au dispositif de White Spirit. Avec ce dernier, en effet, ne s’ouvre pas, à travers et au-delà de l’écran, l’espace profond de la fiction, mais la réalité d’une machinerie, que les passages ménagés des deux côtés de la toile blanche permettent de découvrir. Comme les prisonniers de Platon, une fois sortis de leur caverne, les spectateurs de Reip vont cheminer vers la vérité. Toutefois, il ne leur sera pas demandé de retourner à l’extérieur pour confronter leurs yeux, longtemps abusés, aux vifs rayons du soleil. L’expérience proposée par l’artiste se contentera de la découverte finale des thaumata sur leur engin rotatif.
Ainsi, après avoir assisté à la ronde des ombres, le public peut accéder à la machine qui les produit : un carrousel qui pourrait presque se suffire à lui-même. Dans la poétique de Reip, il n’y a pas de différence fondamentale entre la scène et sa régie, entre les images projetées et l’appareil de projection. Tout comme les ombres apparaissent sur l’écran puis en sortent, le spectateur peut aller et venir des deux côtés de l’écran. Non pour passer de l’illusion, de la poésie du recto à la prose du verso, des coulisses et de l’intendance, mais pour faire du va-et-vient entre le devant et le derrière, entre l’ombre et la lumière, le principe même de la magie artistique (28).
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White Spirit – théâtre d’ombres, lanterne magique – fantômes et anti-illusionnisme – figures blanches : Rodtchenko + Tex Avery ? – le jeu du fort-da (en slow motion) ; apparition/disparition – un manège enchanté – enfance de l’art…
(1) Il existe trois versions de la pièce en question. Deux d’entre elles comportent un seul carrousel : White Spirit (2005), créée à l’occasion d’une exposition au Frac Limousin (Limoges), Shirei Seirie (2009), réalisée au MOT, Musée d’art contemporain de Tokyo, (shirei seirie signifiant « white spirit »). Une troisième, White (Night) Spirit, avec trois carrousels, montrée pour la première fois lors de la Nuit Blanche (Paris) de l’automne 2009, dans les jardins du Luxembourg.
(2) Lors de la première présentation de White Spirit, au Frac Limousin, l’écran blanc, constitué d’une grande feuille de papier déployée sur la totalité de l’espace d’exposition, interdisait au spectateur d’aller du côté du carrousel. Mais, dès sa deuxième présentation, à la galerie du jour agnès b. (Paris), en 2007, l’œuvre trouva la forme ici décrite.
(3) Platon emploie également ce mot pour désigner les sophistes.
(4) Sigurdur Árni Sigurdsson, artiste proche de Reip, a réalisé, dans les années 2000, une série de peintures et de photographies fondées sur la représentation des ombres de personnes, d’objets ou de plantes (voir cat. exposition Sigurdur Árni Sigurdsson, École des Beaux-Arts de Montpellier Agglomération / Villa Saint Clair Sète, 2004).
(5) Reip a donné, en 2005, sa version de la Sculpture de voyage de Duchamp.
(6) Voir André Velter, « Liberté fin de siècle », préface des Poètes du Chat Noir, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1996, p. 35.
(7) Sur ce genre théâtral, voir l’ouvrage classique de Denis Bordat et Francis Boucrot, Les Théâtres d’ombres. Histoires et techniques, Paris, L’Arche, 1956.
(8) Voir Laurent Mannoni et Donata Pesenti Campagnoni, Lanterne magique et film peint. 400 ans de cinéma, Paris, La Cinémathèque française / La Martinière, 2009.
(9) Comme le fait justement remarquer Victor I. Stoichita dans sa Brève Histoire de l’ombre, Genève, Droz, 2000, p. 161.
(10) L’ombre n’est pas une image normale, une icône, mais un phantasme, une « image démoniaque ». Sur la différence entre l’icône et le phantasme, voir l’analyse de Gilles Deleuze dans Différence et répétition, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1968, p. 166-167.
(11) Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Écran global, Paris, Le Seuil, 2007.
(12) Max Milner, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre, Le Seuil, 2005, p. 26-27.
(13) Dans sa monographie de l’artiste, Patrick Javault, à propos de Professeur Suicide, évoque les films de Méliès et les machines d’Émile Cohl (Alain Séchas, Paris, Hazan, 1998, p. 7). Un autre moyen de relier les œuvres de Séchas et de Reip – les noms de Méliès et de Cohl figurant bien sûr dans le panthéon de ce dernier.
(14) N’est-ce pas la même conviction que manifeste une œuvre comme It’s All Gone (2008) de Pierre Huyghe : une baguette magique posée sur le sol du lieu d’exposition ?
(15) Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, trad. B. Groethuysen, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1973, p. 70.
(16) Sur le lien de Reip avec le modernisme primitif, je renvoie à l’étude d’Arnauld Pierre, « Futur antérieur. Une uchronie contemporaine », 20/27, n° 4, M19, 2010, p. 4-29.
(17) Comme le teatrino de The Stage (2009) qui montre, en les étageant dans toute la profondeur de la petite scène, diverses actualisations des rêves de Joseph Cornell. Sur les songes de Cornell, voir Catherine Corman (éd.), Joseph Cornell’s Dreams, Cambridge, Mass., Exact Change, 2007.
(18) Sur l’ambivalence constitutive de la poétique de l’artiste, voir mon article « Inspirez, expirez. Hugues Reip et le battement », 20/27, n° 1, 2007, p. 140-155.
(19) Sur les dessins de l’artiste voir « Conversation Hugues Reip – Paul Sztulman », cat. Hugues Reip, Arles, Actes Sud / Altadis, 2005, p. 11-19.
(20) En 2009, Reip a publié, sous le titre Monday Nothing, emprunté à Tuli Kupferberg et aux Fugs, une manière d’herbier photographique. Certaines des images qui s’y trouvent pourraient être les modèles de figures du manège de White Spirit (Paris, M19, coll. « Inventaire supplémentaire »).
(21) « Conversation Hugues Reip – Paul Sztulman », op. cit., p. 13.
(22) Rappelons que Karl Blossfeldt, avant d’être photographe, fut mouleur dans une fonderie.
(23) En 1992, Didier Marcel avait réalisé une petite maquette de bâtiment moderne tournant sur un disque sur un socle cubique – le tout, de couleur blanche (Sans titre).
(24) Voir Yve-Alain Bois, Rosalind Krauss, L’Informe. Mode d’emploi, Paris, Centre Pompidou, 1996, ch. « Battement », p. 124-157.
(25) Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, trad. de l’allemand par S. Jankélévitch, éd. revue par A. Hesnard, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1977.
(26) Anthony McCall fit dudit cône lumineux, au moment même où Barthes écrivait ces lignes, le ressort même d’œuvres comme Line Describing a Cone (1973) ou Long Film for Four Projectors (1974).
(27) Roland Barthes, « En sortant du cinéma » [1975], Œuvres complètes IV. Livres, textes, entretiens. 1972-1976, éd. É. Marty, Paris, Le Seuil, p. 780.
(28) Pour une autre approche de ce phénomène, je renvoie à mes études « Christopher Reeve. Les coulisses du réenchantement », Fresh Théorie, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 62-77 et « Laurent Montaron : le temps du médium », 20/27, n° 4, 2010, p. 176-193.
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